L’icône féminine et féministe des musiques ouest-africaines, c’est elle : Oumou Sangaré, « la diva du Wassoulou », du nom de cette aire culturelle à cheval entre le Mali, la Côte d’Ivoire et la Guinée d’aujourd’hui. Le Wassoulou, la région de sa mère, est le poumon forestier du sud-ouest du Mali. Depuis 1989 et son 1er album, Moussolou, Oumou Sangaré en chante les rythmes. Elle en soutient désormais l’économie en y orchestrant notamment le Festival international Wassoulou (FIWA), une manifestation culturelle gratuite qui attire chaque année en mars un très nombreux public.
Car l’ambassadrice de bonne volonté de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture, qui a elle-même connue, enfant à Bamako, la misère et la faim, est une femme d’affaires : elle est propriétaire d’un l’hôtel à Bamako et d’une marque de riz portant son nom. C’est aussi une superstar mondiale qui n’a jamais quitté son pays : hier invitée par Alicia Keys pour un duo télévisé, la chanteuse de 54 ans est désormais citée en exemple par des artistes comme Aya Nakamura ou Beyoncé, qui a samplé l’une de ses plus célèbres créations, Diaraby Néné, pour le titre Mood 4 Eva tiré de la bande originale du film The Lion King : The Gift en 2019.
Après un tournant électro emprunté sur Mogoya (2017), puis une version acoustique magique de ce même album (2020), « Wassoulou kono » (l’oiseau du Wassoulou) livre aujourd’hui la première production de son propre label, Oumsang, et son 12ème disque : Timbuktu. Un opus introspectif qui noue d’intimes correspondances sonores entre les instruments traditionnels ouest africains et ceux liés à l’histoire du blues. Notamment entre le kamele n’goni et ses lointains héritiers que sont la guitare dobro et la guitare slide, jouées par Pascal Danaë : « ma musique, celle du Wassolou, est traditionnelle. Mais ses portes sont ouvertes, confie Oumou Sangaré. J’accueille tout le monde avec plaisir. J’ai collaboré avec les Américains, les Anglais tout en gardant mon identité. Pascal Danae a su apporter son savoir sans dénaturer le mien, il s’est adapté à mon rythme. »
Si le titre de l’album, Timbuktu, est un hommage à la ville du centre du Mali malmenée depuis 2012 par les attaques djihadistes, c’est bien sa terre d’origine, celle du Wassoulou, que chante encore et toujours Oumou Sangaré. Et ce dès l’ouverture avec Wassulu Don (littéralement « la culture du Wassoulou »). La plupart des 11 titres de l’album renvoient d’ailleurs à l’expérience singulière de la chanteuse : son combat de toujours en faveur de la condition féminine (Gniani Sara), la solitude (Degui N’Kelena) ou encore les maux que la notoriété lui attire (Sarama) et qu’elle s’encourage à dépasser dans Dily Oumou.
On a parlé de tout ça ensemble mais aussi de son projet d’école, de Bob Marley, d’un concert mémorable à l’Opéra de Sidney et de son rôle de mamie à la vie comme à l’écran.
PAM : Vous avez conçu Timbuktu à Baltimore, en 2020, pendant le premier confinement. L’histoire raconte que vous vous êtes tout suite sentie bien dans cette ville portuaire du nord-est des Etats-Unis au point d’y acheter une maison. Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi ?
Oumou Sangaré : En mars 2020, suite au FIWA, je suis partie aux Etats Unis. Au départ, je devais y rester deux semaines mais en raison du confinement ça a duré beaucoup plus longtemps, 7 mois même ! Je suis restée d’abord trois mois à New York. C’est une belle ville mais c’est épuisant car ça vit nuit et jour, c’est une ville qui ne s’arrête jamais. J’avais besoin de me retrouver seule, d’être au calme. Donc j’ai commencé à chercher une maison. J’ai tourné, tourné, tourné partout et quand je suis arrivée à Baltimore, où je ne connaissais personne, je me suis sentie vraiment bien : c’était vert et puis il y avait moins de bruit. J’ai dit que j’allais rester là et on m’a dit que si je m’y sentais bien ce n’était pas pour rien : les premiers noirs à avoir mis le pied sur le sol américain, c’était à Baltimore. J’ai dit : « Quoi ? Aie ! Franchement il y a des choses là, des esprits. » C’est peut-être ça qui m’a attirée alors.
PAM : Et vous avez demandé au joueur de kamele n’goni Mamadou Sidibé de vous rejoindre ?
Une fois installée, j’ai commencé à réfléchir. Mamadou Sidibé, c’est mon tout premier joueur de n’goni. Ensuite, il a travaillé avec mon idole, Coumba Sidibé, qui l’a emmené au Etats-Unis. Malheureusement, Coumba est décédée. Mais lui est resté là-bas et ça fait 25 ans. Un jour je l’ai appelé à Los Angeles où il vit et je lui ai demandé si ça lui disait de venir pour qu’on essaye de créer quelque chose ensemble puisque les frontières étaient fermées et qu’on était coincé là. Il m’a répondu : « trop bonne idée, ça fait trois mois que je n’ai pas touché mon n’goni, envoie moi les billets seulement ! ». Résultat : Pendant trois mois, nuits et jours, on a été libres ! On dormait, on se levait, on créait, c’est tout. Pas de pression, pas de stress. C’était incroyable. A part mon premier album, je n’ai jamais eu le temps de me consacrer autant à un album qu’à celui-là.
PAM : C’est pour cette raison que vous estimez que c’est l’album « le plus intime » de votre discographie ?
Oui ! Parce que vous savez, moi qui bouge tout le temps, qui travaille tout le temps, j’ai composé cet album à tête reposée, tranquille. J’ai eu le temps de réfléchir énormément, de faire sortir l’émotion que j’ai en moi, de regarder les 30 dernières années en face. Tout ça fait que j’ai donné plus de cœur.
Et puis, même si être coupée brusquement des miens au moment où mon pays allait très mal a été très douloureux, j’ai trouvé beaucoup de choses positives dans cette période de confinement. J’ai appris sur moi-même. On dirait que j’étais en haut, en l’air et je me suis retrouvée les deux pieds sur terre. Moi qui suis tout le temps très entourée, là je me suis retrouvée. Je prenais le temps d’aller en cuisine, de préparer à manger, j’étais moi même.
PAM : Est-ce que vous pouvez nous raconter l’histoire du kamele n’goni, cet instrument à cordes pincées de la famille des harpes, qui reste à la base de toutes vos compositions ?
Les rythmes de la musique Wassoulou sont en partie hérités des rituels ancestraux de la confrérie de ceux qu’on appelle « Donsow » (« Donso » au singulier), la confrérie des chasseurs. Et l’instrument emblématique de cette musique c’est le donso-ngoni, la « harpe » du guérisseur de la confrérie des chasseurs.
Avant, les jeunes (« kamele ») n’avaient pas le droit de danser sur cet instrument. Alors, dans les années 50 ou 60, il ont créé un instrument similaire mais dont ils jouaient différemment pour pouvoir danser le funk, le jazz, le rock, tout !
Ça a fait scandale ! Notamment parce que comme ils passaient leurs nuits à danser, ils ne se levaient pas pour aller travailler aux champs le lendemain. Les jeunes se sont battus auprès des anciens jusqu’à avoir la liberté d’en jouer et aujourd’hui le kamele n’goni, « la harpe des jeunes » est jouée partout au Mali et dans le monde.
Mamadou Sidibé en fabrique aux Etats-Unis. Il a beaucoup d’élèves aussi. Des Américains qui jouent le n’goni correctement, ça sonne comme au Wassoulou !
PAM : Je me suis laissée dire que vous aussi vous souhaiteriez pouvoir enseigner. Où en est votre projet de création d’école pour former les jeunes aux différents métiers artistiques ?
C’est en cours, ça fait deux que je travaille dessus. En 2019, à Yanfolila, j’ai inauguré un complexe touristique et culturel d’une quarantaine de bungalows pour accueillir mon festival, le FIWA. Le campement permet de loger les festivaliers, les VIP, les employés et bénévoles, mais il est actif toute l’année. C’est à cet endroit que j’aimerais créer un institut pour accompagner le développement de jeunes artistes mais aussi pour former des administrateurs et des techniciens.
Le peu de savoir que j’ai, j’ai envie de le partager, je n’ai pas envie d’aller avec dans la tombe. Je n’ai pas eu la chance d’aller à l’école, mais le fait de pratiquer tous les jours m’a donné des compétences : je sais, par exemple, comment me tenir devant un public qui ne me comprend pas et l’amener dans mon monde. Voilà le genre de choses que je pourrais transmettre.
Sur les titres « Sarama » et « Dily Oumou » vous abordez de nouveau la question des maux que la notoriété attire : la jalousie, la calomnie, la trahison. Est-ce que ce sont des choses qui continuent à vous faire souffrir aujourd’hui ?
Au début ça me faisait très mal. Mais maintenant, avec plus de 30 ans de carrière, j’ai vraiment dépassé ça. C’est difficile de me faire trembler, je suis devenue dure comme du béton ! (Rires) Car j’ai connu la pire des calomnies : on a dit de moi, qui suis une femme musulmane, que j’avais fait du porno. Pourquoi ? Parce qu’après 10 ans de tournée, j’ai commencé à construire un hôtel à Bamako. J’ai dit : « ah bon ? On trouve l’argent dans le porno à ce point ? »
Dès votre premier album, vous vous êtes dressée avec fougue contre les abus de la tradition patriarcale qui autorise la polygamie, le mariage forcé et l’excision. Vous dites que vous avez « risqué votre vie » en le faisant. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
J’ai beaucoup été critiquée et souvent été menacée. On me disait : « Tu te prends pour qui de remettre en question la polygamie ? » Mais ma chance c’est que j’ai eu beaucoup de succès d’un coup et ça m’a rendu intouchable. Même les vieux aigris ne pouvaient plus rien dire car leur fille leur répondait : « si c’est pas Oumou Sangaré qui vient à mon mariage, je ne me marierai pas ! » (Rires) Ma plus belle récompense est là : avoir réussi à éveiller les consciences, surtout chez les jeunes.
PAM : Est-ce que vous avez d’autres souvenirs de musique dans votre enfance et votre adolescence que ceux des « soumous » (cérémonies nuptiales ou baptismales) qu’animaient votre maman, elle-même chanteuse, et auxquels vous participiez vous aussi ?
On dansait beaucoup sur Bob Marley, c’était incroyable ! On ne comprenait rien, mais on sautait dans tous les sens quand on l’entendait chanter. Je me rappelle même que quand Bob Marley est décédé, j’ai passé plusieurs jours sans manger. J’avais 13 ans et je n’arrêtais pas de pleurer. Jusqu’à ce qu’on vienne me dire : « c’est quoi ton problème, tu le connaissais toi Bob ? » (rires)
PAM : Vous qui avez chanté, entre autres, à l’Opéra de Sidney, au Queen Elizabeth Hall de Londres, au Nippon Budokan de Tokyo ou encore à Central Park, à New York, est-ce qu’il y a un endroit dans le monde où vous avez joué qui vous a impressionné ?
Je garde un souvenir très ému de l’Opéra de Sydney. C’était il y a plus de 25 ans. Je devais y aller pour un seul spectacle, mais la télévision australienne est venue chez moi dans le Wassoulou pour faire un reportage avant. Et, du coup, à ma grande surprise, ils ont vendu le double de tickets. J’ai dû jouer deux fois devant une salle pleine à craquer. A la fin, le public m’a jeté des fleurs blanches, toute la scène était comme la neige, c’était beau ! C’est rare que j’en parle et pourtant ça m’a énormément touchée.
PAM : Il y avait beaucoup de maliens à Sydney ?
Non ! Quand on est venu m’accueillir à l’aéroport, je n’ai vu qu’un seul noir qui a dit, pour chanter mes louanges, « sangaré bari » ! Je crois bien que c’était le seul malien à Sidney à l’époque (rires).
PAM : Vous venez de faire au début au cinéma dans le prochain film de la réalisatrice franco-sénégalaise Maimouna Doucoure. Que retenez-vous de cette expérience ?
Maimouna m’a sollicitée pour que je joue le rôle d’une mamie. J’ai dit : « bon je suis déjà mamie dans la vie de trois fillettes et j’adore ça car mes princesses me donnent trop, trop d’amour donc pourquoi pas. » En plus, l’histoire est vraiment jolie, elle met en scène une enfant albinos très attachée à sa mamie justement. On a fait trois semaines de tournage ici, en France, j’ai adoré. Maimouna m’a dit : « Tu es une artiste parfaite, tu arrives même à me donner des larmes ». Elle pense que je suis trop douée (rires).
L’album Timbuktu paraît le 6 mai 2022. Oumou Sangaré sera en concert le 15 mai à La Cigale à Paris.